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Hors d'oeuvre

HORS D'OEUVRE, journal d'art contemporain

N°35 ART ET ALIMENTATION, Le monde ingéré

Rédaction en chef du numéro, 2015

(Numéro à lire ici)

L’aliment engage une relation intime avec l’individu car il est incorporé. Comme l’expliquent l’anthropologue Claude Fischler et le sociologue Jean-Pierre Poulain, l’aliment « devient le mangeur lui-même, participant physiquement et symboliquement au maintien de son intégrité et à la construction de son identité ». L’aliment est aussi au centre des questions de production comme le montrent les débats sur l’agriculture qui renvoient à des questions fondamentales sur la place de l’homme et sur le lien qu’il entretient avec la nature qu’il modèle. Ainsi, le statut et les représentations de l’alimentation participent à la construction à la fois individuelle et collective de la société. 

Entre la fin de l’art moderne et l’émergence de l’art contemporain, le rapprochement le plus significatif entre art et alimentation débute dans les années 1960 avec le mouvement Eat Art développé par Daniel Spoerri. Ce dernier investit l’espace du repas en faisant de la table une scène. Ses Tableaux-pièges, développés dès la fin des années 1950, figent sur des planches des vestiges de repas en contraignant, si l’on peut dire, le tableau à « passer à table ». Dans la poursuite de l’expérience des avant-gardes du début du XXe siècle impliquant l’art au cœur du quotidien, l’artiste va même jusqu’à créer un restaurant éponyme qui mêle lieu de restauration et galerie d’art expérimentale. Le travail inaugural du Eat Art a posé les bases d’une relation fertile entre art contemporain et alimentation. 

Dans ce numéro de Hors d’œuvre, nous abordons cette relation dans deux directions différentes. 

La première concerne les relations entre partage de nourriture et identité collective. De l’esthétisation des mets à la scénographie du repas se constitue une pluralité de pratiques. Ces dernières deviennent parfois les outils privilégiés d’une injonction à la convivialité et au vivre-ensemble relayé par les médias et les discours politiques. Notons d’ailleurs que la dimension visuelle est devenue l’un des lieux communs du traitement de la question « artistique » dans les productions culinaires. Des créations s’engagent à rebours de ces formes évènementielles dans lesquelles nous retrouvons parfois certaines dérives des esthétiques relationnelles. La question de l’alimentation n’y est pas abordée sous le signe du consensus social mais dans la prise en compte d’une crise des valeurs, des représentations et des systèmes de production. 

Ainsi, à cette injonction récurrente à présenter des œuvres consensuelles et fédératrices dès que nous parlons d’alimentation, il s’agira plutôt ici de s’intéresser au rapport entre art et alimentation comme un mode de perception et d’absorption du monde, où la table est aussi un espace de tension, voire un lieu de résistance. 

 

 

La seconde orientation développée dans ce numéro concerne un aspect plus souterrain et plus intime lié aux enjeux de l’ingestion. Paul Rozin, en s’intéressant au goût et surtout au dégoût alimentaire, montre l’altérité fondamentale qu’implique l’acte de manger en considérant qu’ «en mettant quelque chose dans sa bouche et en l’avalant, on l’absorbe, on l’intègre à soi »[1]. Ainsi, sous les métaphores d’un œil dévorant se cachent les enjeux plus intimes, plus internes, de l’ingérer, de l’avaler, du digérer.  Or, si une partie du Pop art américain a été, comme le souligne Gilbert Lascault, une mise en scène d’aliments à voir et non à manger, c’est davantage une mise en œuvre du digestif qui est plus frontalement en jeu dans les différentes versions du Cloaca de Wim Delvoye, dans les dystopies de l’atelier Van Lieshout ou encore dans la Chocolate factory de Paul McCarthy. Tous semblent participer au dévoilement d’une usine-monde à la fois organique et mécanique dans laquelle production et consommation se succèdent en une même combustion des désirs. Consommer et consumer possèdent d’ailleurs la même parenté étymologique. De « cum summa », littéralement « faire le total » et lié à l’achèvement de quelque chose, les termes « consommer » et « consumer » ont d’ailleurs été au cœur d’une hésitation sémantique jusqu’au XVIIe siècle.  En ce sens, la société de consommation est aussi une société de combustion dans laquelle la bouche du mangeur prend le rôle de hauts fourneaux. De ce point de vue, le Cloaca est  une sorte de revers du Grand verre duchampien : l’ingéré succède au sublimé, le tube digestif au nerf optique. Dans le basculement du « contempler » vers « l’ingérer », la mécanisation de nos existences passerait-elle donc aujourd’hui par nos ventres ? 

 

[1] « Des goûts et des dégoûts » in Autrement, série Mutation mangeurs n°154

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